(François de la Rochefoucauld (1613-1680),
Réflexions ou sentences et maximes morales)
Le 28 octobre 2023, le responsable du bureau de New–York du Haut-Commissariat aux droits de l’homme des Nations-Unies a démissionné parce qu’il a estimé que celles-ci ont échoué à empêcher la « destruction accélérée des derniers vestiges de la vie des Palestiniens autochtones en Palestine » en cours à Gaza. Ce geste résulte d’une émotion très estimable et d’un sursaut moral exemplaire qui, néanmoins, ne s’appuient pas sur une analyse entièrement lucide de l’implication de l’Organisation des Nations-Unies (ONU) dans le drame du Proche-Orient. Celle-ci ne se borne pas à faire preuve d’impuissance : depuis l’origine, en dernier ressort, elle couvre les modalités de mise en œuvre par la force et le sang versé du projet esquissé dès la Grande Guerre d’un partage inéquitable de la Palestine pour permettre la création d’un Foyer National Juif, puis d’un État sioniste souhaitant absorber toute la Palestine.
Avant d’examiner le rôle de l’ONU, dominée par les puissances siégeant de façon permanente au Conseil de sécurité en raison de la victoire des Alliés sur celles de l’Axe en 1945 – États-Unis, Royaume-Uni, Fédération de Russie1, République française et République populaire de Chine2 -, rappelons que le sionisme, apparu à la fin du XIXe siècle3 à la suite des pogroms en Russie, constitue à l’origine un courant nationaliste très minoritaire dans le Judaïsme, partagé traditionnellement entre deux tendances dominantes : celle des religieux qui refusent de forcer le destin en vue de retourner sur la terre promise au motif qu’il importe d’attendre le rétablissement de la clémence divine pour échapper à la dispersion du peuple Juif voulue par l’Éternel ; celle des Juifs ayant rompu avec la religion dont nombre d’entre eux entendent agir dans une perspective universelle d’émancipation de l’Humanité.
En 1947 et 1948, l’Assemblée générale de l’ONU entérine le partage de la Palestine dont le principe a été arrêté par les puissances impérialistes durant la Première Guerre mondiale. En 1967 et 1973, le Conseil de sécurité condamne l’occupation du Sinaï, du Golan, de la Cisjordanie et de Gaza, mais ses décisions demeurent sans effet, en dépit de leur caractère contraignant. Faire valoir de la politique de soutien inconditionnel des États-Unis à Israël, considéré comme une tête de pont américaine au Proche-Orient, cette impuissance sera durable et s’accompagnera longtemps d’une ignorance volontaire de l’existence des représentants du peuple Palestinien. En 1991, alors dépourvue du pouvoir de prendre des décisions contraignantes, l’Assemblée générale révoque une de ses résolutions antérieures pour ouvrir la voie aux discussions de Madrid qui aboutiront aux Accords d’Oslo, conclus sous l’égide de Washington et de facto caducs quasiment depuis leur signature.
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Les résolutions 181, 194 et 302 valident le partage inégal par les puissances impérialistes de la Palestine et acceptent implicitement ses conséquences
Le 29 novembre 1947, l’Assemblée générale des Nations-Unies, qui détient encore un pouvoir de décision ultérieurement réservé au seul Conseil de sécurité, adopte le plan de partage de la Palestine, entérinant ainsi le processus de division de ce pays engagé dès la Première Guerre mondiale. Trente-trois États sur cinquante-six votent en sa faveur, y compris le représentant de l’Union soviétique qui s’écarte ainsi de la position des Bolchéviques de 1917 considérant le partage comme une atteinte au droit à l’autodétermination des Palestiniens. Semyon Tsarapkin déclare notamment : « Les arguments historiques et juridiques ne peuvent pas et ne doivent pas être décisifs dans le règlement de la question palestinienne. Le problème a pour base essentielle le droit des populations juives et arabes de Palestine à décider de leur sort. Les souffrances subies par les Juifs au cours de la dernière guerre doivent constituer un élément important dans la décision de l’Assemblée. Les Juifs luttent pour un État qui leur soit propre, et il serait injuste de leur refuser le droit d’atteindre cet objectif. »
Le 16 mai 1916, la France et le Royaume-Uni concluent secrètement les accords Sykes-Picot4 prévoyant le partage à leur profit de la Palestine ottomane. Par une lettre du 2 novembre 1917 adressée à Lord Lionel Rothschild, qui finance le mouvement sioniste, le secrétaire d’État aux affaires étrangères britannique, Lord Arthur Balfour, lui apporte de surcroît le soutien du Royaume-Uni à la création d’un Foyer National Juif en Palestine, trahissant ainsi la promesse de Londres faite aux dirigeants de la Grande Révolte arabe de 1916, dirigée contre les Turcs alliés de l’Allemagne, d’appuyer après la guerre la constitution d’un Royaume arabe.
Les vagues successives d’installation de partisans du sionisme en Palestine entraînent des réactions de grande ampleur de la part de la population palestinienne, passée officiellement sous mandat britannique en 1923, mais effectivement dès 1920, avec l’assentiment de la récente Société des Nations (SDN). Se produisent, en effet, un puissant soulèvement et une grève générale, en 1929, puis de 1936 à 1939. Au lieu d’écouter attentivement les revendications du peuple Palestinien, la commission d’enquête sur les violences ayant eu lieu durant la grande révolte, présidée par Lord William Peel, préconise de mettre progressivement un terme au mandat britannique et de répartir le territoire entre Juifs et Palestiniens. Un Livre Blanc de mai 1939 complète les conclusions de la Commission Peel en limitant à 75 000 par an le nombre de candidats d’origine Juive à l’installation en Palestine.
Après la guerre, le gouvernement du Royaume-Uni saisit l’ONU nouvellement créée et lui soumet le plan de partage dont l’application a dû être différée en raison du conflit. Pour le moins très inégal, ce plan prévoit d’attribuer 55 % du territoire de la Palestine à un État juif à créer, comprenant alors 600 000 habitants, et le reste à un État arabe à instituer, comptant 1 250 000 personnes de confessions musulmane et chrétienne. Henry Laurens, professeur au Collège de France, en donne la nature profonde : il s’agit « « de grandioses plans de développement dont l’objectif fondamental est de procéder à un vaste transfert foncier en faveur de la communauté juive au détriment de la population arabe. »5 Par sa résolution 181 du 29 novembre 1947, l’Assemblée générale de l’ONU ratifie ce plan6.
S’ensuivent six mois de guerre civile entre les formations paramilitaires juives et l’Armée de libération arabe. Cette guerre civile tourne à l’avantage des premières et aboutit à un premier exode de près de 400 000 Palestiniens. Le 15 mai 1948, avec la fin du mandat britannique, naît le nouvel État d’Israël que les pays arabes ne reconnaissent pas et dont ils tentent, par la guerre, de contenir les velléités expansionnistes. Celles-ci s’expriment notamment au travers des actions militaires de la Haganah7 qu’absorbe l’armée régulière israélienne dès le 28 mai 1948. En définitive, les pays arabes perdent cette guerre qui s’achève par un armistice, d’importantes conquêtes territoriales pour Israël (au nord, au sud et au centre) et une seconde vague d’exil de 400 000 Palestiniens. L’ONU ne se réfèrera plus au plan de partage de 1947, validant ainsi implicitement les annexions d’Israël de 1948. De son côté, l’État d’Israël fera tout pour refuser un traité de paix, préférant s’en tenir à l’armistice qui entérine les conquêtes réalisées.
Les résolutions 194 et 302 de l’Assemblée générale de l’ONU entérinent, implicitement mais nécessairement, la situation issue de la guerre civile israélo-palestinienne et du premier conflit israélo-arabe.
La première, du 11 décembre 1948, prévoit un droit au retour des Palestiniens regardés de surcroît légitimes à bénéficier de la part de l’État d’Israël d’une indemnisation des préjudices subis : les réfugiés doivent pouvoir « rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et vivre en paix avec leurs voisins » et recevoir un dédommagement « à titre de compensation ». Néanmoins, l’ONU n’exige pas une application immédiate de cette résolution, puisque celle-ci crée dans le même mouvement la Commission de conciliation des Nations-Unies pour la Palestine (CCNUP). À son propos, Sandrine Mansour8, chercheuse à l’université de Nantes, écrit que « […] la CCNUP privilégie les intérêts des États membres de la commission au détriment de solutions justes. » Chargée de préparer la paix, cette commission convoque une conférence à Lausanne, d’avril à septembre 1949. Toutefois, substituées à une négociation d’ensemble, les discussions bilatérales entre chacun des États arabes concernés et Israël ne permettent de régler que des différends particuliers, laissant sans solution le problème global de la Palestine et sans réponse la question des réfugiés qu’Israël élude sans cesse.
La seconde, du 8 décembre 1949, met en évidence que la communauté internationale s’accommode de la perspective d’un exil très prolongé des réfugiés palestiniens dans différents États arabes (Jordanie, Syrie, Liban), en Cisjordanie, alors sous occupation jordanienne, et dans la bande de Gaza, alors administrée par l’Égypte. Par cette résolution, l’ONU crée l‘Office de secours et de travaux des Nations-Unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient.9
En 1949, vingt-neuf camps sont ouverts (huit à Gaza, un en Jordanie, six au Liban, cinq en Syrie et neuf en Cisjordanie). En 1950, lorsqu’est institué le Haut Commissariat des Nations-Unies pour les réfugiés (HCR), les camps palestiniens demeurent sous la seule responsabilité de l’UNWRA. Aujourd’hui, près de trois quarts de siècles après la « catastrophe »10, environ cinq millions et demi de personnes survivent dans ces camps.
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Les résolutions 237, 242, 252 et 446 légitiment la colonisation par leur impuissance à s’appliquer et ignorent les représentants du peuple palestinien
En mai 1967, l’Égypte de Nasser exige le départ des Casques bleus de l’ONU, une force d’interposition stationnée dans le Sinaï depuis la guerre israélo-arabe de 1956 ayant eu pour objet le contrôle du canal de Suez nationalisé par le gouvernement de Ghamal Abdel Nasser. Le Secrétaire général de l’ONU, le Birman Sithu U Thant accepte, sous réserve de pouvoir replier cette force internationale en Israël qui refuse. En juin, l’État sioniste prend prétexte de cette demande égyptienne pour lancer une guerre qui l’oppose à trois pays arabes : l’Égypte, la Jordanie et la Syrie. Au terme d’un conflit éclair, mené du 5 au 10 juin, Israël occupe le Sinaï égyptien, la Cisjordanie, la bande de Gaza et le Golan syrien.
Par sa résolution 237 du 14 juin 1967, le Conseil de sécurité de l’ONU se borne à demander à Israël d’assurer « la sûreté, le bien-être et la sécurité des habitants des zones où des opérations militaires ont eu lieu » – c’est bien le moins qu’il peut exiger – et de favoriser le retour des réfugiés. Il ne dénonce pas l’occupation des territoires conquis en violation du droit international et reste pour le moins modéré dans ses exigences relatives à la protection des populations arabes déplacées par la force. En réalité, celles-ci seront contraintes de rejoindre de nouveaux camps de réfugiés, sept en Jordanie et deux en Syrie.
La résolution 242 du 22 novembre 1967 du Conseil de sécurité condamne avec retard l’« acquisition de territoire par la guerre » et demande le « retrait des forces armées israéliennes des territoires occupés », une exigence d’ailleurs jamais satisfaite par Israël. Néanmoins, s’il réprouve « l’inviolabilité territoriale et l’indépendance politique » de chaque État de la région, il évite soigneusement d’évoquer le problème de l’avenir du peuple Palestinien, victime des affrontements entre Israël et les États arabes de la coalition de 1967. Or, s’invite dans le conflit un nouvel acteur, que les belligérants s’accordent à ignorer : l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), une fédération sans ancrage confessionnel des forces politiques palestiniennes créée en 1964 à Jérusalem autour du Fatah11 et ayant pour finalité la résolution de la question nationale palestinienne.
Certes, l’OLP n’est pas un État membre de l’ONU, mais dans la mesure où cette question et le droit du peuple Palestinien à disposer de lui-même constituent la racine des conflits qui ensanglantent la région depuis 1948, le Conseil de sécurité abdique ses responsabilités en ne se saisissant pas de l’article 33 de la Charte et en ne traçant pas la perspective politique de l’autodétermination des Palestiniens, même s’ils sont reconnus tardivement et formellement comme peuple par le résolution 2535 de l’Assemblée générale, non contraignante, du 10 décembre 196912.
La raison de cette cécité est simple : les décisions du Conseil de sécurité, toujours à la merci du Droit de veto d’un de ses cinq membres permanents, sont le fruit des rapports de force au niveau mondial et procèdent, en dernier ressort, des intérêts des puissances impérialistes, au premier chef des États-Unis alliés inconditionnels d’Israël. Ainsi, le 18 octobre 2023, les États-Unis opposent encore leur veto à un projet de résolution porté par le Brésil se bornant à exiger des « pauses humanitaires » pour secourir la population de Gaza sous les bombes.
Dernier exemple, parmi d’autres, du fard de l’impuissance légitimant, à la fin des fins, les coups de force d’Israël : le Conseil de sécurité adopte, le 21 mai 1968, la résolution 252 invalidant les actes pris par l’État sioniste dans les territoires occupés, notamment l’« expropriation de terres et de biens immobiliers » et la modification du statut de Jérusalem13. Cette décision demeure lettre morte comme d’autres qui suivront. Ainsi, la résolution 446 du 22 mars 197914 exigeant d’Israël de cesser les « pratiques israéliennes visant à établir des colonies de peuplement dans les territoires palestiniens et autres territoires arabes occupés depuis 1967 » dans la mesure où elles « n’ont aucune validité en droit » n’emporte aucune conséquence pratique.
Notons, sauf erreur, que l’ONU n’a jamais cherché à contraindre Israël à respecter ses résolutions en se saisissant de l’article 41 de la Charte aux termes duquel « Le Conseil de sécurité peut décider quelles mesures n’impliquant pas l’emploi de la force armée doivent être prises pour donner effet à ses décisions, et peut inviter les Membres des Nations Unies à appliquer ces mesures. Celles-ci peuvent comprendre l’interruption complète ou partielle des relations économiques et des communications ferroviaires, maritimes, aériennes, postales, télégraphiques, radioélectriques et des autres moyens de communication, ainsi que la rupture des relations diplomatiques. »
En revanche, l’État sioniste n’hésite pas à infliger des mesures de rétorsion contre l’Autorité palestinienne, comme en janvier 2023 lorsque le gouvernement de Benjamin Netanyahou retient le produit de taxes revenant aux Palestiniens de Cisjordanie au motif que l’administration de Ramallah a obtenu le vote de la résolution A/RES/77/247 de l’Assemblée générale du 30 décembre 2022, non contraignante, tendant formellement à assigner Israël devant la Cour internationale de Justice.
Notons aussi que l’ONU n’a jamais décidé d’envoyer une force d’interposition dans les territoires occupés par Israël depuis 1967 en vue d’empêcher la poursuite de la colonisation de cette partie de la Palestine historique et d’assurer la protection des Palestiniens.